Elasticité du temps

Précisons-le d’emblée, pour couper court à quelques critiques faciles. Qui est le sujet type dont l’expérience est contée dans ces lignes ? Qui sont ceux pour qui les réflexions sur l’état du Monde peuvent prendre beaucoup (trop ?) de place ? Les jeunes biens nés ayant reçu l’éducation adéquate pour saisir les principales problématiques des dérèglements environnementaux et sociaux ? Ceux possédant l’aisance du temps et de l’argent pour se consacrer à l’étude plus ou moins approfondie de la situation ? Ceux dont les problèmes du quotidien ne sont pas suffisamment importants pour qu’il leur reste du temps pour se laisser être gagnés par les questions existentielles ? Ceux qui ont cru au mirage du risque zéro et qui découvrent soudainement l’existence du danger et de l’imprévu ? Il est vrai, entre autre. Chacun, depuis son angle de vue, est pris dans le cours de l’Histoire sans avoir choisi sa condition initiale. Toutefois, il serait trop réducteur de réduire l’expérience de la non-linéarité du temps à ces simples stéréotypes. Ceci est d’autant plus le cas que les prises de consciences se font de plus en plus larges. Les questions fondamentales, en ce qu’elles sont universelles, transcendent les tranches d’âges et les catégories sociales. Ceci précisé, voici le récit d’une expérience, éminemment subjective, de l’élasticité du temps.

Partage d'expérience

Prenez le temps de discuter avec ceux qui sont dans le processus. Nombreuses sont les prises de conscience de l’urgence environnementale et sociale où se produit le si similaire, si étrange et si puissant sentiment traversant les tripes : la contraction du rapport au temps.

De façon diffuse et confuse, chacun mesure depuis un moment que quelque chose ne tourne pas rond. Cette conscience peut venir d’éléments purement physiques telles que les fortes chaleurs l’été, les incendies gigantesques touchant les forêts vierges, la disparition des insectes, la surpopulation, les océans bondés de plastique … Ce peut aussi être par les incidences sociales de nos déséquilibres systémiques : les crises des démocraties libérales, l’effondrement de l’ordre mondial issu de la seconde guerre mondiale, le surmenage des services publics, le désarroi de jeunes populations sans avenir, les crises économiques, les malaises sociaux généralisés dans le monde occidental, la montée en puissance de fondamentalismes en tous genres, la parcellisation des sociétés en communautés disparates, les revendications de multiples populations ayant été opprimées au cours des siècles…  Ceci sans même parler du coronavirus et de ses incidences!

Les problèmes s’amoncèlent et l’avenir semble se dessiner dans une nuance de couleur allant du gris menaçant, au noir carrément visqueux d’une nuit sans lune. Les cerveaux tournent à plein régime pour tenter de trouver une issue au marasme. Les bras s’activent pour y remédier. Les cœurs tentent de résister. Dans un premier temps, il nous arrive de garder notre optimisme, ou notre ignorance, c’est selon. Oui, nous voulons croire que tout va s’arranger.

Parfois, cependant, les épreuves que la vie nous impose viennent briser notre train-train quotidien et nous ouvrir les yeux sur de désagréables réalités. Entrent en scène des éléments que nous n’avions pas prévus. Nous parlons ici de ces faits de vie qui nous ramènent à notre fragilité, et nous témoignent de notre condition d’homme ou de femme. Un décès, une maladie, une rupture, un échec important, une crise d’une intensité non connue chez nous depuis des années, tel le coronavirus … Bref, il suffit d’un imprévu de la vie pour servir de catalyseur qui vienne éteindre la lumière et nous plonger dans la chute vertigineuse.

Au-delà du deuil personnel qu’il provoque, cet imprévu joue un rôle majeur. Il brise notre rapport au temps qui passe. Rien ne sera plus comme avant. Nous nous savions fragiles. Désormais, nous nous sentons fragiles. De la conscience à l’expérience, il y a un monde. La pleine conscience de notre vulnérabilité nous permet de percevoir plus précisément l’idée de fin. Elle n’est plus lointaine comme avant mais semble dangereusement se rapprocher. Elle devient presque palpable. Les ombres dansent avec l’abîme.

C’est alors que les forces qui sommeillaient dans nos fors intérieurs se mettent en branle. D’intellectuellement angoissante la situation du monde devient psychologiquement insupportable. Nos tripes mises à l’épreuve par la douleur du deuil effectuent en sous-main un travail caché. Elles font le lien entre tous les éléments angoissants que nous avions en tête et réalisent qu’ils sont interconnectés, interdépendants.

Cette prise de conscience a un effet vertigineux. Elle provoque un sentiment très fort : celui d’être prisonnier. Non il n’y aura pas forcément de solution. Les technologies ne nous sauveront pas. Un nouveau président n’y changera pas grand-chose. Une réforme ne pourra qu’accélérer ou ralentir quelque peu le processus, sans en inverser le cours. Le puzzle prend forme. Tout est systémique et notre vision de l’avenir s’éclaircit dans la nuit. La macro structure, qui conditionne et maintient nos vies, fonce vers les abysses avec toute la furie froide de son inertie. Nous réalisons avec désarroi qu’il faudrait changer la totalité du logiciel. Nous sommes désarçonnés par l’ampleur gigantesque de la tâche sans savoir par où commencer.

Nous avions voulu croire dans la promesse hébéenne d’une jeunesse infinie. La technologie allait résoudre tous les maux dont les anciens ont été victimes : les famines, les maladies, les sécheresses, les catastrophes invitant à tout recommencer, le dur labeur du travail, le soleil plombé. C’était le pacte qui s’échangeait de père en fils. Chacun consacrait sa vie pour que l’existence de ses enfants soit meilleure que la sienne. Ils y ont cru. Nous y avons cru aussi. Nous étions engagés dans la même voie. Cependant nous avons pris le train en pleine figure. Soudain, nous avons pris conscience du vide que nous surplombons. Nous avons construit des pyramides en nous approvisionnant dans des carrières sous nos pieds. Le chemin sur la montagne du progrès nous menait vers la falaise. Si seulement nous avions su. Personne n’avait pensé à regarder la carte avant de partir ? Qui pouvait sérieusement prétendre la connaître d’avance ?

On nous avait annoncé avoir la vie devant nous, de longues années pour construire nos destinées à moins qu’un malheureux accident ne nous happe en route. Nous voilà soudain bouleversés dans notre rapport au temps. Quelle est la durée qu’il nous reste encore à passer sur Terre ? A l’aube du commencement, la fin est-elle déjà proche ? Prisonnier d’une planète Terre surpeuplée où nous risquons de nous battre pour avoir accès à des ressources qui risquent de manquer. Rationnellement, nous ne comprenons pas comment résoudre l’équation. Le château de cartes nous semble programmé pour s’effondrer sur lui-même.

Nos intuitions réduisent le champ des possibles. Les liens se font. L’étau se resserre. Le pouls s’accélère, la respiration est plus saccadée. L’angoisse se généralise. La mort agite son spectre au loin. La linéarité de nos projections de vie se brise. Le temps se compresse. L’abîme semble proche. Le temps s’est raccourci. Du moins nous n’arrivons plus à nous projeter sur le temps long. Seul le présent s’impose, et parfois le vide avec.

En plus de cette profonde stupeur, nous sommes au mieux incompris. Au pire, nous sommes moqués par ceux pour qui passer un week-end à Marrakech n’a rien de choquant. Ils appellent à un peu de retenue. Ils disent ne pas aimer les « extrêmes », les « radicaux » et les « ayatollahs ». Ils oublient complètement que depuis le temps où ils sont nés, la population mondiale a été multipliée par deux, trois, voire même quatre. Où se trouve la mesure dans un décollage de la courbe de la population mondiale en exponentielle droite vers l’infini ? Qu’ils regardent la consommation en énergie, en matière première, ou en production de CO2. Les courbes ont la même allure. Peut-on sérieusement critiquer la radicalité de ceux qui s’opposent à leur folie ? Ne serait-ce pas eux les ayatollahs du croissantisme ? Monter à bord d’une fusée n’est pas la norme de l’humanité !

Chemin faisant, la brisure du rapport au temps a des effets inattendus sur notre inscription au Monde. Face à une fin nous paraissant un peu trop proche pour être acceptable, nous avons tout revu. Peut-être l’avons-nous fait par refus de l’inévitable. Peut-être l’avons-nous fait pour préserver ce qu’il nous restait de dignité. Toujours est-il que notre danse avec l’imprévu a donné naissance à un étrange ballet. Comme des personnes conscientes de leur cancer en phase terminale, l’intensité de nos vies est montée en grade (lorsque dans cette méta-crise existentielle, nous avons choisi la vie et refusé de nous laisser tenter par les mesquins appels du précipice).

La puissance de l’instinct de vie a transformé de façon insoupçonnée nos rapports à nos existences. Certaines barrières mentales ont explosé. Ce qui paraissait plus ou moins « normal » devient absurde (les vacances de quelques jours à des milliers de kilomètres de son lieu d’habitation). D’autres comportements hier moqués se drapent soudainement de la légitimité des précurseurs qui, à défaut de trouver des solutions toutes faites, ont le mérite de tenter de tracer des chemins de futurs souhaitables (les Zones à défendre ? ).

Hier, la mort était honnie. Aujourd’hui, elle nous paraît une réalité avec laquelle il va falloir apprendre à vivre avec douceur. Le risque zéro était un aveuglant mirage. L’acceptation est un chemin de sagesse paraît-il. La première d’entre elle est l’acceptation de la mort. Hier, le progrès était la voie. Aujourd’hui, ce mot ambigüe nous semble de plus en plus incompréhensible. Les carrières toutes tracées volent en éclat. Les nerfs fragilisés par des années de non-dits et de malaises craquent pour livrer le secret de leurs névroses. Ils ouvrent la voie à de possibles rédemptions pour ceux qui ont le courage d’affronter leurs zones d’ombres et leurs faiblesses. La transition n’est pas sans offrir son lot de douloureuses turbulences.

Pourtant une fois passé le plus dur, revient le matin. D’abord, l’aube surgit dans un songe incertain. Puis, s’imposent les premières lueurs. Elles n’empêchent en rien que les nuages puissent agiter la journée naissante. Nous avons croisé des fantômes, mais nous sommes encore vivants. Nous digérons encore ce que nous venons de réaliser.  Cependant, l’horizon s’élargit à nouveau. L’imprévu reste là. La lancinante machine continue son tumulte mais nous avons pris les mesures qui nous semblaient adéquates pour nous prémunir de la catastrophe à venir, de l’ « effondrement ». Ah l’effondrement ! Vous attendiez avec impatience que ce mot apparaisse n’est-ce pas ? Mais de quel effondrement parlons-nous ? D’un effondrement physique généralisé ou de l’effondrement de notre système de valeur ? Imaginons que les nouveaux systèmes de valeurs que nous nous donnons acceptent et présupposent un effondrement physique et biologique. Dans ce cas-là les cassures de la macrostructure qui nous fait vivre sont-elles réellement un effondrement ou deviennent-elles la norme ? Venons-en à l’évidence, il est trop tard pour éviter un effondrement objectif, matériel. En revanche, nous n’avons pas encore perdu la bataille de l’effondrement subjectif. Le véritable effondrement sera celui où nous aurons définitivement perdu le goût de la vie. Celui-ci n’est pas acté. Il nous revient de sublimer la vie. Le regard a changé, le rapport au temps et à la fin s’est transformé. L’effondrement n’est peut-être qu’un mirage pour esprits figés.

Les rescapés se réveillent et réalisent qu’ils ont vécu le même cauchemar. Cela soulage de réaliser que nous n’avons pas été seuls. Nous nous sentons solidaires. Nous réalisons la puissance de ce que nous avons pris conscience. Nous nous sentons comme connectés à une sorte de force supérieure qui nous unit malgré nos différences. Celle-ci vient du rapport aux fondamentaux que nous avons remis en question pour tenter de trouver des solutions. Nous avons été interrogés dans nos rapports à la vie, à la mort, à la vulnérabilité, à l’argent, au temps, au progrès, à la responsabilité, à l’ambition que nous voulons porter dans nos vies, au bonheur, à l’amour. Nous nous sommes concentrés sur les essentiels. Ces sujets sont universels et peuvent toucher tout le monde. Ils nous touchent déjà. L’espoir renaît : et si toutes nos initiatives s’unissaient pour porter le message ? Et si nous parvenions à entraîner le basculement de la société vers des modèles plus vertueux ? Et si ? Et si !

Nous nous sommes reconvertis avec l’ambition de tout reconstruire, chacun à notre place. Nous nous sommes mis en lien. Nous avons (re)mis sérieusement la main à la pâte pour ceux d’entre nous qui n’avions vécu que dans la déconnexion des grandes métropoles.

Ce sont des tiers lieux, des éco villages, des œuvres d’art, des jardins partagés, des réseaux de solidarité, des circuits courts et résilients, des recycleries, des associations engagées, des groupes de résistances locales, des innovations techniques durables, des projets que nous voulions mener depuis toujours, des notes de musique, des plumes qui s’enflamment, de la passion, du panache, du rêve, des rires et de l’amour qui émergent.

Nul ne sait si cela sera suffisant. Nul ne sait si les solutions parviendront à passer à l’échelle et répondre à l’immensité des besoins d’une population nombreuse. Nul ne sait s’il ne s’agit pas de la dernière danse.

Non. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Mais au fond, cela n’est pas le plus important. Le plus important est de sauver l’humanité, notre humanité, celle des gens qui nous entourent. Sauver le goût de vivre. Sauver l’amour. Peut-être ne survivrons nous pas personnellement. Peut-être est-ce le voisin qui passera dans l’autre monde. Mais l’humanité nous survivra. Nous avons survécu à la crise existentielle monumentale qu’impliquait la prise de conscience de la folie du monde dans lequel nous vivons. La société plongée dans le coronavirus commence à comprendre les émotions qui nous traversaient. A mesure que le plus grand nombre prend conscience, nous ne sommes plus leurs fous mais leurs sages. Nous ne sommes plus leurs déprimés mais leurs premiers lucides. Nous ne sommes plus leurs marginaux mais leurs éclaireurs.

Nos cœurs ont changé, la lumière est revenue. Nous nous permettons de projeter à nouveau nos existences sur une durée plus longue. Il nous a fallu parcourir tout le chemin de la terreur pour en arriver là. Mais cela valait le coup. Les eaux troubles du coronavirus contracte l’accordéon du temps pour la plupart des gens. Au contraire, pour ceux qui pressentaient un évènement comme celui-ci, leur accordéon du temps se détend. Le champ des possibles est venu et nous sommes prêts.

Les temps sont obscures mais, dans la nuit, les étoiles sont autant de brèches laissant entrevoir les promesses d’un radical renouveau.

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