Absurde

Selon le dictionnaire Larousse, l’absurde est "ce qui est contraire à la raison, au sens commun, qui est aberrant, insensé".

Pourquoi aborder cette notion d’absurde sur un site lié à la transition écologique et sociale ? L’absurde n’est-il pas plutôt lié à des questions métaphysiques concernant l’inscription de nos existences dans notre vaste monde ? Aborder l’absurde ne nous entraîne-t-il pas sur des terrains presque mystiques, et par conséquent éloignés de la transition écologique ?

Moins qu’on ne peut le penser ! En effet, la transition écologique et sociale et le renouveau des imaginaires que cette transition implique, invitent à nous interroger sur tous les éléments qui nous font faire société. Le corolaire de cette nécessité consiste à nous interroger sur la façon de nous transformer pour continuer à exister aujourd’hui et demain. L’ampleur titanesque des questions posées renvoie à ce qui existe de plus fondamental. Faire un pas de côté pour regarder notre société avec un regard oblique nous ramène à toutes les questions auxquelles notre nature humaine, limitée par essence, n’a jamais eu de réponse. S’interroger sur la marche de l’Histoire, pour savoir d’où l’on vient et comment changer de direction pour préserver notre espèce, est incommensurable.
C’est comme si nous réalisions que la tour de Babel commençait à tanguer sérieusement et que nous décidions de nous pencher pour observer chacune de ses strates, de ses étages, de ses pierres afin de chercher d’où vient le problème. Les interactions colossales qui nous amènent à être où nous sommes aujourd’hui sont si complexes, intriquées, basées sur tant de décisions arbitraires, ou fruits du hasard qu’elles nous donnent le vertige. Pourquoi avoir commencé à construire cette tour déjà ? Creusez un peu plus et l’absurde n’est plus si loin !
Il est bien précisé d’emblée que l’absurde est une expérience profondément intime dont les religions tentent d’apporter des réponses. Il ne s’agit par conséquent absolument pas d’apporter des réponses ou d’insinuer ce qu’il s’agit de penser. Il s’agit simplement de faire une petite entrée en matière, avec toute la subjectivité de l’auteur, assumée, mais nécessairement limitée par ses propres biais cognitifs.
Le « Mythe de Sisyphe » est un essai d’Albert Camus, publié en 1942. Il fait partie du « cycle de l’absurde », avec Caligula (pièce de théâtre, 1944), L’Étranger (roman, 1942) et Le Malentendu (pièce de théâtre, 1944). Dans cet essai, Camus introduit sa philosophie de l’absurde : la recherche en vain de sens de l’homme, d’unité et de clarté, dans un monde inintelligible, dépourvu de Dieu et dépourvu de vérités ou valeurs éternelles. La prise de conscience de l’absurde nécessite-t-elle le suicide ? Camus répond : « Non, elle nécessite la révolte ».

L’absurde : l’incapacité à apporter des réponses aux questions fondamentales

L’absurde est le sentiment auquel l’on peut arriver lorsque l’on pense avoir fini de retirer toutes les pelures d’oignon quant au sens de l’existence. Lorsque l’on fait face aux questions premières : qui suis-je ? pourquoi suis-je ici ? que dois je faire ici ? que ferais-je après la mort ? En fonction de la foi religieuse de chacun, il est possible de faire alors face au vide.
Le sentiment d’absurde apparaît lorsqu’on fait face au sentiment d’inutilité de la vie. Lorsque l’on remet en perspective la place dans notre vie à l’échelle de l’Histoire humaine, à l’échelle de l’Histoire de notre planète bleue et à l’échelle de l’Univers, il est possible de se sentir à la fois émerveillé d’être partie prenante de ce gigantesque agencement, tout en nous sentant particulièrement minuscule, insignifiant. Qu’est-ce qu’une vie humaine à l’échelle de ce qui nous paraît comme l’infini ? Quelle est ma place dans ce gigantesque ballet ? Quelle est d’ailleurs le sens même de ce ballet ? Ma vie a-t-elle un sens ou-suis-je insignifiant comme une goutte d’eau dans l’océan ?

Transition écologique, recherche de réponses et rencontre de l’absurde

Le cheminement de transition peut assez rapidement nous amener vers de telles questions. Lorsqu’on décide de s’intéresser sérieusement à la question et que l’on réalise que tout se tient dans ce gigantesque ballet cosmique, il peut arriver de se sentir piégé, pulvérisé, dans une toile d’araignée géante dont aucune issue ne semble exister. Si je change cela, cela va avoir tel impact sur telle situation, mais sera contrebalancé par telle autre situation, et ainsi de suite. Il n’est pas impossible que ces raisonnements nous amènent vers la solastalgie (éco-anxiété) voir la dépression. Réalisant que la vie n’a pas de sens évident et que nous ne pouvons faire grand-chose pour changer son cours, bienvenue dans le sentiment d’absurde provoqué par la soif de compréhension qu’entraîne la prise de conscience des effets des bouleversements écologiques et sociaux !

La rencontre de l’absurde, la marque d’une situation privilégiée ?

Est-ce souhaitable ? Comment convaincre le plus grand nombre de s’élancer dans la transition si la seule chose que l’on promet est la rencontre du vide et de la tristesse ? Face à ces questions métaphysiques qui nous ramènent à l’origine des choses, à notre raison d’être, et à ce qui existe après la mort, nous avons de tout temps cherché à nous donner des réponses pour combler nos angoisses existentielles. Sans réponse, celles-ci peuvent en effet être désespérantes, poussant jusqu’au suicide lorsqu’elles sont couplées aux passions. Inversement, ce sentiment peut aussi nous libérer des représentations sociales et permettre à notre être profond de cheminer vers son accomplissement, comme nous y invite Spinoza dans son Ethique (1677). La réponse de Camus est pour sa part la révolte et l’amour.

La rencontre de l’absurde n’est toutefois pas donnée à tout le monde. Il faut s’en donner les moyens, en avoir le temps, l’envie… Tocqueville ne disait-il pas lui-même dans De la Démocratie en Amérique que les questionnements existentiels étaient l’apanage des bourgeois oisifs ? Peut-on dès lors miser sur une rencontre collective de l’absurde pour changer la direction que prend nos sociétés ?
L’ensemble de ce qu’on appelle couramment le « système », fait d’autorités politiques, économiques, sociales, religieuses, morales… permet de structurer la société et d’éviter au plus grand nombre de faire face au vide des questions existentielles. Les divertissements, les impératifs en tous genres, les mythes, les règles sont aussi là pour nous donner de la consistance face au vide et éviter les crises existentielles des individus et des sociétés.
Si les réflexions environnementales peuvent fustiger la fuite en avant de ces décisions et conventions, il s’agit de ne pas sous-estimer leur nécessité psychique. Aussi critiquables et arbitraires puissent-elles paraîtres, ces conventions sont des tentatives de réponse à des problèmes posés en d’autres temps. D’ailleurs ne soyons pas dupes. Les réponses que nous apporterons aujourd’hui à nos problèmes contemporains, aussi bien fondées puissent elles nous paraître, seront elles-mêmes critiquées en d’autres temps selon le cours, imprévisible par nature, que prendra l’Histoire.

Rencontrer collectivement l’absurde est-il une bonne chose ?

La question se pose de savoir s’il serait raisonnable qu’une société entière fasse face à ses failles, sa finitude, sa futilité (si cela est possible). D’abord d’un point de vue psychique, que se passerait-il si au même moment, chacun était ramené à ce sentiment d’absurde ? Aurions-nous une explosion mentale collective ? Peut-être que la société serait à la croisée des chemins vers plus de sagesse et fortification de nos énergies de vie. Peut-être aussi que nous sombrions dans l’abime, emporté par la peur et la folie collective devant ces questions existentielles. Sans doute ne pouvons-nous pas nous permettre que tous les modèles et les représentations qui structurent nos imaginaires et nos inconscients sautent en même temps, quand bien même cela nous paraîtrait nécessaire pour assurer notre survie collective sur le long terme. Lire La Fin de l’Homme Rouge de Svetlana Aleksievitch (2013) est un témoignage précieux des effets psychiques qu’a eu l’effondrement de l’imaginaire soviétique chez les habitants d’ex-URSS.
En ce qui concerne les effets matériels, la prise de conscience de l’absurde n’est pas sans incidence non plus. En effet, de nos croyances dépendent nos comportements, et des comportements dépendent nos relations matérielles dont nous n’avons pas les moyens de nous passer. Prenons l’exemple d’un parent avec des enfants à charge. Si un évènement de vie le pousse à rencontrer l’absurde et qu’il rentrait dans une zone de turbulence intérieure l’invitant à cheminer vers son accomplissement personnel, que se passerait-il pour l’ensemble de l’équilibre familial ? On comprend bien que les obligations économiques et sociales n’aiment pas trop ces questionnements. L’ensemble des obligations que nous contractons sont d’ailleurs des chaînes qui nous empêchent de sortir du troupeau. Qui payera le loyer, la nourriture, le crédit, les études des enfants, que dire aux gens que l’on aime si du jour au lendemain ce parent décide de tout lâcher ? Si maintenant on réplique le processus à l’échelle d’une population et que ces questions viennent transformer la totalité de notre rapport au monde, alors ce sont nos modes de subsistances qui seraient profondément impactés et plongés dans l’incertitude. Ce questionnement est difficile pour soit même, mais peut on se le permettre quand d’autres dépendent de nous ? Quand on sait que la société est faite d’interactions infiniment complexes et entremêlées, que se passerait-il si la bulle de croyances qui maintient ces interactions venait à exploser pour l’ensemble de la société ?

Mesure, accompagnement et réenchantement comme réponse à l’absurde et à l’abime

Si la transformation intérieure et collective est pour nous un chemin vers lequel tendre pour transformer nos rapports au monde et nos comportements, il s’agit de faire preuve de doigté dans l’approche. Nul ne sait sonder les reins et les cœurs et personne ne sait ce que la rencontre de l’absurde peut provoquer chez l’autre. Allant du sentiment de libération à la rencontre forcée avec des blessures et angoisses refoulées depuis des années et prêtes à violemment refaire surface, chacun réagit très personnellement aux questions existentielles.
Malgré les risques que font peser sur nos sociétés la rencontre de l’absurde, les évènements nous y amènent que nous le souhaitions ou non. Le Covid 19 nous a mis face à la perspective de nos finitudes individuelles (maladie ou mort) et collectives (perspective d’une crise économique et d’un avenir incertain). Les rapports à l’argent, au temps, à nos proches, à l’utilité sociale de nos emplois, ont aussi été réinterrogés lors de la période de confinement.
Ces questionnements existentiels sur les éléments les plus structurants de notre société seront-t-ils aptes à transformer nos croyances collectives qui nous maintiennent en société ? Ces questionnements seront-ils de nature à nous faire basculer dans d’autres considérations ? Si oui, à quel prix ?
Sachons faire preuve de délicatesse dans l’approche de ces questionnements et de faire émerger des failles provoquées par la crise du Covid, les premières fleurs d’un monde nous permettant de régénérer le vivant. L’Homme ayant horreur du vide, ce sont d’autres histoires, d’autres explications aux problèmes du monde, ou une réappropriation des réponses apportées par les sagesses ancestrales qu’il s’agit de faire jaillir.
Sans doute n’apporterons nous pas de réponses à toutes les questions et que nos choix garderont leur part d’arbitraire. Sans doute certains de ces choix seront-ils critiqués dans le futur. Mais cela concerne les grands combats des générations à venir, et qui ne sont pas (encore) les nôtres. Le nôtre et de faire naître de nos fêlures, l’enchantement devant la naissance du monde qui vient.
Face à l’absurde et à l’abime, faisons jaillir un esprit de joie de nous accomplir, de révolte devant ces situations, et d’amour du vivant retrouvé !

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