Décroissance

La décroissance est un concept à la fois politique, économique et social, né dans les années 1970 et selon lequel la croissance économique apporte plus de nuisances que de bienfaits à l'humanité. Selon les acteurs du mouvement de la décroissance, le processus d'industrialisation a trois conséquences négatives : des dysfonctionnements de l'économie (chômage de masse, précarité, etc.), l'aliénation au travail (stress, harcèlement moral, multiplication des accidents, etc.) et la pollution, responsable de la détérioration des écosystèmes et de la disparition de milliers d'espèces animales. L'action de l'homme sur la planète a fait entrer celle-ci dans ce que certains scientifiques considèrent comme une nouvelle époque géologique, appelée l'Anthropocène et cette action menacerait l'espèce humaine elle-même. L'objectif de la décroissance est de cesser de faire de la croissance un objectif. Ne se référant à aucun courant doctrinal mais partant d'un axiome de base — « On ne peut plus croître dans un monde fini », les « décroissants » (ou « objecteurs de croissance », même si certains considèrent ces deux dénominations comme différentes) se prononcent pour une éthique de la simplicité volontaire. Concrètement, ils invitent à réviser les indicateurs économiques de richesse, en premier lieu le PIB, et à repenser la place du travail dans la vie, pour éviter qu'il ne soit aliénant, et celle de l'économie, de sorte à réduire les dépenses énergétiques et ainsi l'empreinte écologique. Leur critique s'inscrit dans la continuité de celle du productivisme, amorcée durant les années 1930 et qui dépasse celle du capitalisme et celle de la société de consommation, menée pendant les années 1960.

« Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini
est soit un fou, soit un économiste. »,
Kenneth Boulding, économiste

« Les indicateurs découlent de valeurs (nous mesurons ce qui nous tient à cœur)
et créent des valeurs (nous nous soucions de ce que nous mesurons). »
Donatella Meadows, économiste

« Qui ne souhaite pas à ses enfants une ‘bonne croissance’ ?
Cependant, imagine-t-on un corps humain dans lequel seul l’estomac croîtrait au détriment de tous les autres organes, envahissant leur espace et finissant par les utiliser comme aliments ?
C’est ce que la croissance du PIB fait au bien-être humain. »
Eloi Laurent, économiste

1. POURQUOI ? La décroissance pour déséconomiser la société

a. Avant de parler décroissance, parlons de la croissance économique

La croissance économique est définie par l’augmentation du Produit Intérieur Brut (PIB).

Le PIB est un indicateur qui mesure la valeur de marché de tous les biens et services produits dans un pays => additionne toutes les transactions au sein d’une économie. Calculé plusieurs fois par an, cet indicateur est devenu le métronome de nos sociétés modernes ; un indicateur de succès que tous les pays au monde cherchent désespérément à augmenter.

Il a été inventé par l’économiste américain Simon Kuznets en 1931 pour évaluer l’ampleur des pertes de la Grande Dépression.

Le problème c’est que le PIB a beaucoup de limites, dont son fondateur était d’ailleurs bien conscient, en 1934, Simon Kuznets écrit ainsi : « Ceux qui demandent plus de croissance devraient préciser leur pensée : plus de croissance de quoi et pour quoi ? ».

Parmi les limites principales du PIB, citons les suivantes :

  • Le PIB ne fait pas de différence entre les activités désirables (installer des panneaux solaires, de l’agroécologie, payer des médecins) et les activités néfastes (les coûts du nettoyage d’une marée noire, la vente d’armes et d’antidépresseurs).
    Comme le note Eloi Laurent, la « crise des opioïdes » aux Etats-Unis est une illustration dramatique de cet état de fait : le système de santé défaillant a entraîné une hausse vertigineuse de la prise d’opioïdes, nourrissant un marché de 15 milliards de dollars qui gonfle le PIB.
  • Certaines formes de richesse ne sont pas comptabilisées ; c’est le cas des activités non-monétaires comme s’occuper des enfants, l’autoproduction, ou le bénévolat.
  • Le PIB fait aussi abstraction de la nature : l’arbre n’a de valeur que quand il est coupé et la disparition des abeilles booste le PIB car il faut les remplacer par des travailleurs.
  • Le PIB est une comptabilité de flux et non de stock : il ne prend pas en compte notamment les dégradations apportées au patrimoine naturel ni à la santé sociale. Son augmentation ne garantit donc pas le progrès social.
  • Le PIB ne nous dit rien sur les inégalités. Le PIB peut augmenter alors que la pauvreté s’aggrave si ce sont les hauts revenus qui s’enrichissent (c’est le cas en France depuis 2006).

« le PIB nous dit à quelle vitesse roule l’économie mais pas où elle va. Le fétichisme du PIB, c’est de l’économie à la Fast and Furious – ça finit soit dans le mur (écologique), soit à la casse (sociale). », Timothée Parrique

Eloi Laurent affirme ainsi dans son ouvrage de référence Sortir de la croissance : « Les trois horizons de l’humanité au XXIème siècle que sont le bien-être, la résilience et la soutenabilité échappent à peu près complètement à nos systèmes actuels de mesure et de pilotage économiques. ». La transition du bien-être à laquelle il appelle signifie que, au lieu de la croissance, les décideurs devraient se préoccuper du bien-être (le développement humain), de la résilience (la résistance aux chocs, notamment écologiques) et de la soutenabilité (le souci du bien-être futur).

 

La croissance économique est limitée par trois aspects.

  1. Une limite écologique. L’économie a une réalité biophysique qui fait que toute production demande des matériaux et de l’énergie. Une croissance infinie n’est pas possible dans un monde fini car plus on produit, plus on extrait et plus on pollue. Certains parlent de « découplage » et de « croissance verte, » mais ce n’est qu’une hypothèse théorique sans confirmation empirique en dépit de plus de trois décennies d’expérimentation (voir ci-dessous).
  2. La « stagnation séculaire ». Les économies dites « développées » ont vu leurs taux de croissance ralentir depuis plusieurs décennies. Certains économistes pensent que ce ralentissement annonce la fin de la croissance économique, qui ne serait, au final, qu’un phénomène exceptionnel dans l’histoire des sociétés humaines. Après tout, les organismes vivants grossissent rarement pour toujours ; une économie, ce serait un peu pareil, la croissance économique ne serait qu’une étape dans le développement d’une société. S’entêter à vouloir croître sans limites, ce n’est pas du développement, c’est de la boulimie.
  3. La croissance ne réduit pas les inégalités ; le plus souvent même, elle les augmente (cf. Capitalisme et Idéologie de Thomas Piketty). Non seulement la croissance peut détruire des emplois (robotisation), mais il est tout à fait possible de créer des emplois sans croissance, par exemple en réduisant le temps de travail. La croissance fait-elle le bonheur ? Les études empiriques nous disent que oui, mais seulement jusqu’à un certain seuil – un seuil qu’un pays comme la France a largement dépassé. La croissance peut même se retourner contre le bien-être si elle engendre une dissolution des relations sociales, à cause du workaholisme par ex.
    Les Etats-Unis sont le symbole d’une crise des inégalités anesthésiée par l’opium de la croissance. Selon des calculs récents, si leur PIB a augmenté de 260% entre 1967 et 2013, passant de 4,65 à 16,77 milliards de dollars, le revenu médian des ménages américains, lui, n’a augmenté que de 19%, passant de 43 558 à 51 939 dollars par an. En comparant terme à terme, le PIB par habitant a plus que doublé au cours de la période, tandis que le revenu médian par habitant n’a augmenté que de 17%. Ainsi, le pouvoir d’achat des salaires horaires américains a progressé d’exactement 2,38 dollars en un demi-siècle. Au cours de la même période, le PIB par habitant a été multiplié par 16. Dans les deux dernières décennies, entre 1999 et 2016, cette stagnation sociale a été telle que le revenu médian des ménages américains est resté inchangé, à 247 dollars près !

Il existe aujourd’hui une panoplie d’indicateurs alternatifs (le premier PIB alternatif date de 1972) mais nous ne les utilisons pas ou trop peu : Bonheur Intérieur Brut (BIB), épargne nette ajustée de la Banque mondiale, Better life index de l’OCDE, indicateur de santé sociale (ISS) de l’école française des indicateurs de richesse, indice de bien-être économique (IBEE) de chercheurs canadiens, Indice de Développement Humain (IDH) du PNUD, Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’ONU, tableau de bord du bien-être d’Eloi Laurent…
Des pays comme le Bhoutan, la Finlande et la Nouvelle-Zélande se sont engagés dans cette voie pour réformer leurs finances publiques et viser le bien-être en lieu et place de la croissance.

Ainsi en particulier, la croissance verte est une illusion. D’abord et avant tout parce qu’elle induit qu’on peut continuer à produire et consommer autant et même plus qu’aujourd’hui en « verdissant » nos systèmes (production, consommation, logistique) et sociétés. Elle ne remet pas en cause l’hyperconsommation et évacue la question des besoins essentiels, l’idée de la sufficiency.

En termes plus techniques, elle suppose que la croissance économique puisse être découplée de toutes les pressions environnementales (climat biodiversité, pollutions…) de manière absolue, permanente, pour tous les secteurs et toutes les régions du monde à une vitesse conforme à l’urgence environnementale.

Or aucune constatation empirique ne vient confirmer ce postulat. Que ce soit pour les matériaux, l’énergie, l’eau, les gaz à effet de serre, la surface de terrains, les polluants de l’eau ou la perte de biodiversité, le découplage est soit uniquement relatif (les nuisances augmentent moins vite que la croissance économique mais augmentent quand même), et/ou observé seulement temporairement et/ou localement. Lorsqu’un découplage absolu se produit, il n’est observé que pendant de courtes périodes, ne concernent que quelques impacts environnementaux et dans des zones réduites. Jean-Marc Jancovici démontre très bien l’illusion d’un découplage absolu.

 

Le postulat selon lequel le découplage permettra une croissance économique sans hausse des pressions environnementales apparaît extrêmement faible si ce n’est clairement irréaliste. La croissance verte pose 7 défis majeurs exposés dans le rapport Decoupling Debunked.

  1. Dépenses d’énergie croissantes pour l’extraction de ressources. Les options les moins chères sont choisies d’abord, les ressources les plus accessibles sont extraites les premières, l’extraction des stocks restants demande de plus en plus de ressources et d’énergie pour une même quantité extraite. Cela entraîne une hausse de la dégradation environnementale par unité de ressource extraite.
  2. Effets rebond. Les gains d’efficacité sont souvent partiellement voire totalement compensés par une réallocation des ressources, de l’argent et du temps gagnés vers une consommation plus élevée de la même chose (ex : rouler plus qu’avant avec une nouvelle voiture plus sobre), ou d’autres consommations impactantes (ex : acheter des billets d’avion pour des vacances lointaines avec l’argent économisé par la baisse du budget carburant). Ces gains d’efficacité peuvent également générer des changements structurels dans l’économie qui impliqueront plus de consommation (ex : des voitures plus efficaces qui renforcent le système voiture au détriment des mobilités douces).
  3. Déplacement des problèmes. Les solutions technologiques à un enjeu environnemental précis peuvent en créer et/ou en exacerber d’autres. Par exemple, la production de véhicules électriques individuels met sous pression les ressources de lithium, cuivre et cobalt ; la production de biocarburant a un impact sur l’utilisation des terres ; l’énergie nucléaire, sobre en carbone, pose des problèmes de sécurité et de gestion des déchets radioactifs.
  4. L’impact sous-estimé des services. L’économie de services ne peut exister qu’adossée à une économie matérielle et non la remplacer. Les services ont une empreinte significative qui souvent s’ajoute, et ne se substitue pas, à celle des biens.
  5. Le potentiel limité du recyclage. Les taux de recyclage sont actuellement faibles et augmentent lentement. De plus les procédés de recyclage mobilisent encore une quantité importante d’énergie et de matières premières vierges. Enfin, le recyclage est une solution limitée pour fournir des ressources à une économie en croissance matérielle perpétuelle.
  6. Changement technologique insuffisant et inapproprié. Le progrès technologique ne cible pas les facteurs de production qui comptent vraiment pour atteindre la soutenabilité écologique et ne conduit pas aux types d’innovation qui réduisent les pressions environnementales. Il n’est par ailleurs pas suffisamment rapide pour permettre un découplage suffisant.
    Pour être plus explicite : même un découplage absolu, à supposer qu’il soit possible, ne répondrait pas forcément à l’ampleur du problème. Par exemple, supposons une croissance économique (du PIB) de +3%/an et une diminution de -0,02% des émissions de GES (l’indicateur de référence pour les Accords de Paris). Ce serait déjà bien d’arriver à ce résultat et on pourrait alors parler de découplage absolu (pour cet indicateur là uniquement). Mais pour atteindre les +1,5°C il faudrait non pas diminuer de -0,02% par an les émissions mais de 5 à 7% ! On voit bien dans ces conditions que le découplage devrait être colossal pour atteindre de telles baisses tout en conservant une croissance économique.
  7. Déplacement des coûts environnementaux – Coûts cachés. Ce qui a été observé et appelé découplage dans certains cas locaux résulte principalement d’une externalisation de l’impact environnemental de pays à haut niveau de consommation vers des pays à faible niveau de consommation, permise par le commerce international (ex : « exportations » des déchets pour traitement dans des pays pauvres, délocalisation des activités de fabrication polluantes dans des pays moins regardants puis importation des produits finis dans les pays riches, etc.). Regarder l’empreinte totale d’un pays révèle une réalité bien moins optimiste que celle que la croissance verte nous vend et jette des très sérieux doutes sur la possibilité d’un découplage absolu et permanent dans le futur.

Ne serait-ce que sur le plan climatique uniquement, la réalité est impitoyable. Avec les gains technologiques, l’intensité énergétique du PIB (la quantité d’énergie nécessaire pour produire un bien) diminue régulièrement : -1,5% à -2% par an sur les deux dernières décennies. Et l’intensité carbone de l’énergie (les émissions de CO2 rapportées à l’énergie utilisée) devrait continuer à baisser aussi (environ -0,5% par an depuis 5 ans). Mais ces tendances sont surpassées par la croissance de la consommation. Résultat, les émissions mondiales continuent de progresser (de près de +1,5% par an en moyenne sur la dernière décennie) et la trajectoire, à supposer que les Etats respectent leurs engagements climatiques très insuffisants, conduit vers un monde à plus +3°C de réchauffement.

Dans les termes de la fameuse équation de Kaya, les diminutions de l’intensité énergétique du PIB et de l’intensité carbone de l’énergie ne suffisent donc pas : face à l’urgence climatique et à la lenteur des progrès techniques, la seule issue est d’agir sur les deux derniers termes de l’équation et faire chuter le PIB.

b. Alors la décroissance c’est quoi ?

i. Alors la décroissance c’est quoi ?

Le caractère non soutenable de la croissance économique est un champ de réflexion déjà ancien. Sur le plan théorique, l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) est le premier à proposer de refonder un paradigme en sortant de la croissance. Il souligne dès 1971 dans La loi de l’entropie et le problème économique qu’en vivant au-dessus de nos moyens, nous compromettons l’avenir des générations futures. A la même époque, le rapport Meadows du Club de Rome pointe Les limites de la croissance : la croissance démographique, la pollution et l’insuffisance des ressources énergétiques. Sur un plan plus philosophique, d’autres penseurs alertent sur les écueils de la société de consommation comme Ivan Illich, Jacques Ellul et André Gorz. Ivan Illich et Jacques Ellul soulignent qu’à partir d’un certain seuil, le mode de production industrielle ne vient plus répondre à un besoin mais engendre d’autres besoins, créant également une complexité croissante qui nous enferme et nous aliène. André Gorz se montre dès 1959 critique de la société de consommation dont il ne cessera de pointer les écueils tout au long de son œuvre, mettant en garde contre l’expansion de la logique marchande dans la vie sociale.

Le mot « décroissance » a été utilisé en France dans les années 1970 (par exemple pour traduire le terme « decline » dans l’ouvrage de Nicholas Georgescu-Roegen, mais sans la signification que le terme a aujourd’hui. La décroissance telle qu’on l’entend aujourd’hui date de 2002 avec l’apparition du concept de « décroissance soutenable et conviviale. » Le concept a ensuite voyagé en Italie, Espagne, Catalogne, Belgique, et au Québec avant d’être traduit en anglais (degrowth) en 2008 à la première conférence internationale sur le sujet. Plus d’une décennie plus tard, le concept se développe en Allemagne, en Suède, au Mexique, en Inde, aux États-Unis, et au Royaume-Uni, ainsi que dans bien d’autres pays (la prochaine conférence internationale sur la décroissance sera d’ailleurs à Manchester).

Les figures du mouvement international de la décroissance incluent Giorgos Kallis, Yves-Marie Abraham, Nathan Barlow, Ekaterina Chertkovskaya, Manuel Grebenjak, Vincent Liegey, François Schneider, Tone Smith, Sam Bliss, Constanza Hepp, Max Hollweg, Christian Kerschner, Andro Rilović, Pierre Smith Khanna, Joëlle Saey-Volckrick.

En France, les idées de la décroissance sont portées par des économistes hétérodoxes et des sociologues. Certains assument ce vocable, à l’instar de Serge Latouche, Fabrice Flipo, Timothée Parrique, François Briens et Vincent Liégey. D’autres, comme l’école française des indicateurs de richesse, incarnée par Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Dominique Meda et le Fair (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) lui préfèrent le terme de « post-croissance ».

ii. Définition de la décroissance

Une tribune récente de théoriciens de la décroissance donne une bonne introduction à ce qu’est et n’est pas la décroissance :

« Le terme de décroissance n’est pas le contraire mathématique à la croissance. Il n’a rien à voir avec le recul du PIB, qui a un nom en économie, la récession. La décroissance est autre chose, et bien plus que cela. Elle invite à regarder la réalité en face sans négocier avec la réalité à coup d’oxymores (croissance verte, soutenable, smart, inclusive, humaniste, etc …), elle saisit les enjeux réels.

Le défi est immense : proposer une décolonisation de notre imaginaire croissanciste mais aussi économiciste, techno-scientiste, productiviste et consumériste, couplée à la construction d’une véritable métamorphose de nos modèles de société. « Moins mais mieux » : l’enjeu n’est pas de faire la même chose en moins, mais bien de faire différemment en mieux. Les réactions actuelles semblent confirmer que nous avons face à nous un point de clivage politique, nécessaire, radical et salvateur autour de ce terme.

Il y a d’un côté ceux qui souhaitent maintenir le système en place avec ses inégalités, ses rapports de force, sa mortifère insoutenabilité écologique. D’un autre, ceux qui souhaitent s’en émanciper tout en répondant aux enjeux du XXIe siècle : enjeux écologiques et énergétiques mais avant tout enjeux de justice sociales, de démocratie directe, d‘éco-féminisme et de pluriversalisme, tout simplement de liberté et de joie de vivre.

Bien que le traitement médiatique tende communément à réduire l’ambition de la Décroissance à un objectif de réduction de l’empreinte écologique, il ne s’agit là que d’un partie de ses axes de justification. Pour les partisans de la Décroissance, quand bien même une croissance infinie dans un monde fini serait physiquement possible, celle-ci n’en serait pas pour autant souhaitable: la marchandisation du monde et la subordination d’une part toujours croissante de nos activités aux principes utilitaristes de la rationalité économique détricote le lien social, aggrave les inégalités, réduit l’autonomie existentielle jusqu’à l’anéantir et désintègre les sociétés.

La Décroissance est un projet politique d’émancipation par rapport à l’idéologie de la croissance et un projet de réappropriation sociale et démocratique de l’économie. C’est une dénonciation du mythe de la puissance, qui se traduit, avec l’expansion sans entrave de la pseudo-rationalité économique sous les formes modernes de capitalisme, par la recherche sans fin du profit maximal. Si la puissance mène à la disproportion, à l’hubris et au déséquilibre, la Décroissance repose la question de la taille et de l’échelle appropriée de nos techniques, mais aussi de nos institutions, nos organisations, des communautés et de leurs systèmes politiques, et entend renouer avec le sens des limites. Elle fait l’éloge de ce que le sociologue Allemand Hartmut Rosa appelle la “résonance”: l’harmonie des sociétés humaines entres elles et avec les écosystèmes qui les entourent.

Ainsi, la Décroissance n’est pas une “solution économique” ; c’est une « sortie de l’économie » comme l’écrivait déjà Serge Latouche dans les jeunes années du mouvement, ou encore une “déséconomicisation” de la société, c’est à dire un “rétrécissement de la sphère régie par la rationalité économique”, selon l’expression d’André Gorz. Du post-développement à l’anti-utilitarisme, en passant par le convivialisme, de l’éco-féminisme à la critique radicale du totalitarisme technicien, la Décroissance repose sur une littérature riche et variée, et propose une pensée multidimensionnelle qui nous invite à “décoloniser notre imaginaire” (Cornelius Castoriadis). Mais elle est aussi un chantier participatif continuel où s’élabore et s’expérimente un projet de transition concret vers de nouveaux modèles de sociétés relocalisées, mais ouvertes et solidaires, conviviales et autonomes. »

 

Timothée Parrique utilise une analogie avec le jeu :

« Si ce que nous appelons communément économie est un jeu, la décroissance vise à deux choses : changer les règles du jeu (s’émanciper de l’imaginaire économiciste dominant qui nous fait croire que tout est économique) et réduire la taille du jeu, c’est-à-dire passer moins de temps à jouer et à penser à ce jeu et diminuer les impacts de ce jeu sur nos vies.

Imaginons que ce jeu est le poker. Le but est d’assurer des règles du jeu équitables entre joueurs, d’éliminer toute possibilité de triche et de diminuer la mise de départ et les enjeux de participer au jeu. Si je joue au poker avec des amis je ne les considère pas comme des humains inférieurs s’ils perdent, cela devrait être pareil pour l’économie.
Une façon de reprendre le contrôle du jeu est de définir des limites spatiales et temporelles au jeu : à l’intérieur et à l’extérieur de ce cadre, les règles sont différentes. Par exemple, l’économie peut être sur la place du marché pendant les heures d’ouverture, et en dehors de ces heures, les personnes cessent d’être des acteurs économiques et redeviennent de simples citoyens, égaux.

L’objectif est de sortir du jeu actuel, à la Jumanji où l’économie a envahi toute notre vie, nos façons de nous comporter et nos modes de pensée. Remettre l’économie à sa juste place, sa juste échelle et déséconomiser les esprits. Plutôt que vivre dans une économie, nous vivrons en société, démocratiquement et en harmonie avec la nature. C’est la mission de la décroissance. »

 

La décroissance a ainsi trois aspects distincts.

  1. Réduire la production et la consommation pour limiter les dégâts sociaux et environnementaux. Plus précisément : c’est un ralentissement et un rétrécissement de la vie économique au nom de la soutenabilité, de la justice sociale, et du bien-être.
  2. Non pas une version miniaturisée de notre modèle économique actuel, mais un système économique alternatif. C’est son aspect révolutionnaire. Ici, on parle de dé-croissance dans le sens d’une dé-croyance : abandonner l’idéologie de la croissance et sa vision matérialiste du progrès, celle qui dit que plus, c’est toujours mieux. Comme le disent très bien les éditeurs de Décroissance : Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), l’objectif de la décroissance n’est pas de rétrécir un éléphant mais de transformer un éléphant en escargot (l’emblème du mouvement).
  3. L’utopie de la post-croissance : l’idée d’une société où le bien-être ne dépend plus de la production matérielle. La décroissance, ce n’est pas seulement une critique du capitalisme, du productivisme, de l’extractivisme, du consumérisme, du néolibéralisme, etc. ; c’est un désir pour une société frugale, conviviale, plus juste, démocratique, et en harmonie avec la nature.

« Pilule bleue ou pilule rouge, demande Morpheus dans le film. La pilule bleue, c’est l’idéologie : le statu quo, le business as usual. Aujourd’hui en économie, c’est la croissance. La pilule rouge, c’est l’utopie, c’est-à-dire une contre-idéologie. La décroissance est une utopie parce qu’elle vient critiquer le postulat de la croissance ; et non seulement critiquer, mais aussi proposer une alternative. Pour moi, la croissance verte, ce serait l’équivalent d’améliorer le bien-être dans la matrice ; la décroissance, ce serait s’en échapper. », Timothée Parrique

La non soutenabilité de la croissance économique est un constat partagé avec les théories de l’effondrement (des effondrements en réalité), de plus en plus populaires aujourd’hui.
Un régime de décroissance rapide du PIB ne paraît pas spécialement souhaitable ni praticable en démocratie. Il est par conséquent crucial de se préparer, d’anticiper et de mettre en œuvre un changement radical de modèle économique et de système pour amortir les chocs plutôt que de subir une décroissance / un effondrement matériel et énergétique brutal qui déclencherait le chaos.
Les théories de l’effondrement et la décroissance partagent d’ailleurs un certain imaginaire pour l’avenir, fait d’une constellation de sociétés peu productives, peu techniciennes, y compris dans le domaine sanitaire, très rurales, solidaires, territorialisées, où le travail est peu divisé, ce qui au final implique une humanité beaucoup moins nombreuse. Mais à la différence des décroissantistes, les collapsologues n’ont pas besoin de se demander comment faire chuter le PIB : la croissance écologique s’en charge en faisant beaucoup de morts.


« L’effondrement a un côté tragique très Hollywood. Plus sérieusement : je ne sais pas pourquoi la collapsologie est devenue si populaire. L’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, 2015) est captivant certes, mais la plupart des idées étaient déjà là chez les décroissants. Pour moi, la collapsologie et la décroissance ont beaucoup en commun – elles sont plus alliées que concurrentes. », Timothée Parrique

Il s’agit bien de cela : la croissance économique est un choix sociétal et politique, en rien un phénomène naturel. Le système économique peut et doit être changé. Comme l’explique Timothée Parrique : « L’économie est fondamentalement politique, c’est une invention humaine composée d’institutions sociales, par exemple les marchés, l’Etat, la monnaie, qui ne sont que des contrats sociaux, rien de plus. Dès lors, cessons de croire que le capitalisme est l’horizon naturel de toutes les sociétés humaines. Arrêtons de parler de l’économie (au singulier) car les économies sont plurielles. Le dicton de Thatcher (There Is No Alternative) était faux dans les années 80 et il l’est encore plus aujourd’hui. »

2. QUOI ? Grands principes de la décroissance

a. 3 valeurs clés

Timothée Parrique définit 3 valeurs clés de la décroissance :

  1. L’autonomie (autonomy) est un principe de liberté individuelle et collective qui promeut la tempérance, l’autogestion, et la démocratie directe.
  2. La suffisance (sufficiency) est un principe de justice distributive qui affirme que tou.te.s, aujourd’hui et demain, devraient posséder assez pour satisfaire leurs besoins, et que personne ne devrait posséder trop au vu des limites écologiques.
  3. Le care est un principe de non-exploitation, de solidarité et de non-violence qui promeut la solidarité envers les humains et les animaux.

Dans la lignée de ces 3 valeurs, la décroissance consiste à minimiser la domination (et ainsi les discriminations), l’excès et la privation (et ainsi les inégalités), et l’exploitation (et ainsi la violence).
Chaque valeur peut être mise en œuvre indépendamment des autres mais c’est la mise en œuvre simultanée des trois valeurs qui fait toute la valeur de la décroissance : du care conduisant à la suffisance, appliquée de manière autonome.

b. 15 principes

Pour imaginer à quoi ressemblerait une économie qui serait organisée autour de ces valeurs, Timothée Parrique analyse comment une démarche de décroissance suivant ces 3 valeurs s’applique sur la séquence de fourniture de biens et services (au sens large), en suivant ses 5 étapes : extraction, production, allocation, consommation et excrétion (rejets, déchets).

1. Extraction
L’extraction n’est pas simplement une action, c’est aussi une idéologie et un système : l’extractivisme. Plus qu’une pratique de quelques pilleurs isolés, l’extractivisme est un modèle économique entier qui vise à transformer la moindre partie de nature en argent. Ce système de croissance incontrôlé entraîne une catastrophe sociale et écologique. La décroissance se veut farouchement anti-extractiviste. La décroissance ne s’oppose pas à l’appropriation de la nature en soi mais exige de répondre avant toute extraction aux questions : combien (quelle quantité), de quelle ressource, pour qui, pour quoi faire, comment et pourquoi. Elle s’oppose à l’application de l’idéologie de la croissance au domaine de l’extraction. L’alternative est le post-extractivisme : substituer une logique de soutenabilité au gaspillage des ressources, appliquer une sauvegarde des ressources pour décider très attentivement de leur utilisation, sans lesquels une société réellement durable n’est pas possible.

2. Production
Primo, l’anti-productivisme radical de la décroissance ne doit pas être vu comme un rejet de tout acte de production et un appel à une société oisive. C’est presque l’inverse, il s’agit d’imprégner les actes de création de nouveaux sens, de les organiser comme des activités d’artisanat dans une mentalité hors de la logique de profit.
Secundo, la productivité ne devrait pas être la règle tout le temps, parfois être bienvenue, parfois pas du tout et dans certains cas utilisée avec modération. En tout état de cause, la productivité ne devrait jamais être un but en soi. La question devrait toujours être : quoi produire ? Pourquoi ? Comment ? Avec qui et pour qui ? Pour cela, le concept de dépense conviviale fournit un contre-narratif puissant à l’idée d’accumulation productive.

3. Allocation
La décroissance implique de passer d’une société / économie de marché à une économie avec des marchés, ce qui veut dire que les marchés ne seront utilisés que pour quelques biens ou services particuliers et toujours encadrés par des règles extra-économiques. La plupart des transferts dans une économie décroissante se produiront, non pas sur des échanges sur les marchés, mais via le partage, la réciprocité et la redistribution. Les économies reposeront sur les communs et la fourniture des produits de base gratuitement pour tou.te.s.

4. Consommation
La décroissance est une critique de la société de consommation. L’anti-consumérisme est associé à l’idée de réduction dans deux sens différents. Pour réduire le problème de sur-consommation, il faut diminuer drastiquement (surtout dans les économies développées) le volume de biens consommés, surtout les biens matériels. Mais du point de vue de la simplicité volontaire, moins peut signifier mieux si on attache beaucoup plus d’attention et de valeur au bien consommé. Enfin, l’idée de consommation relationnelle vise à sortir de la perception individualiste et concurrentielle de la consommation pour mettre en avant une consommation qui soit un moyen collectif et coopératif de nouer des liens et relations profonds.

5. Excrétion
L’obsolescence programmée, le tout-jetable, la non-durabilité renforcent le consumérisme, ne sont pas soutenables écologiquement et entravent l’autonomie et la convivialité. La décroissance invite à définir collectivement ce qu’est un déchet et appliquer une REconomie (réparer, réutiliser, recycler, etc.).

Timothée Parrique propose résume ainsi 15 principes de la fourniture de biens et services qui s’appliquent dans une démarche de décroissance.

  1. Souveraineté des ressources : protéger la nature. Celles et ceux qui prennent les décisions d’extraire des ressources doivent être les communautés le plus directement impactées par ces décisions, qui connaissent le mieux les écosystèmes et assument la responsabilité de protecteurs de la nature.
  2. Soutenabilité : ne jamais détériorer les écosystèmes sous-jacents aux ressources. La production économique doit rester en dessous des capacités régénératives des ressources naturelles renouvelables, dans le cadre de parts de ressources non renouvelables qu’on a moralement le droit d’utiliser et en dessous des capacités d’assimilation de la nature.
  3. Circularité : ne pas gaspiller, ne plus être glouton. Les flux d’énergie et de matières dans l’économie doivent rester aussi circulaires que possible avec l’objectif de minimiser l’extraction de ressources vierges et le rejet de déchets non recyclables et non assimilables.
  4. Production socialement utile : ce qui n’est pas nécessaire ne devrait pas être produit. La production n’est qu’un moyen, pas une fin en soi, elle doit permettre les besoins réels et contribuer au bien-être.
  5. Coopératives petites et hors de la logique de profit : Les humains et la planète, pas le profit. Tous les acteurs économiques doivent être centrés autour de la poursuite de bénéfices sociaux et écologiques, être suffisamment petits pour permettre une gouvernance démocratique directe et prendre la forme de coopératives.
  6. Proximité : produire local consommer local. Plus courte est la distance entre producteurs et consommateurs, mieux c’est.
  7. Outils conviviaux : la technologie comme un outil, pas comme un maître. La technologie doit répondre à un objectif précis, ce n’est pas une fin en soi. Elle doit être gérable démocratiquement, contrôlable, réversible et facilement compréhensible.
  8. Post-travail : travailler moins, jouer plus. L’objectif ultime de l’organisation économique est de libérer du temps pour des activités non économiques. Le temps et l’effort dédiés aux activités de provision des biens et services doit être déterminé de manière autonome, ne constituer qu’une part mineure de la vie sociale et prendre place dans des conditions dignes, tant du point de vue des conditions de travail que de sa finalité.
  9. Souveraineté sur la valeur : la richesse ce sont des histoires qu’on se raconte. La valorisation économique doit impliquer des valeurs sociales et morales. Ce qui est considéré « de valeur » peut varier d’un contexte à une autre et doit être décidé collectivement.
  10. Les communs : décider ensemble. Les ressources stratégiques doivent être gérées comme des communs.
  11. Gratuité : Communities instead of commodities. La fourniture de biens, services, infrastructures et équipements doit sortir du domaine du marché et être organisée politiquement.
  12. Partager : suffisamment pour tou.te.s, excès pour personne. Tout surplus doit être envisagé avec prudence parce qu’il porte en lui le risque de créer des inégalités. En cas de doute, il doit être liquidé en faveur de celles et ceux qui sont moins favorisé.e.s.
  13. Simplicité volontaire : simple à l’extérieur, riche à l’intérieur. Nous devons récupérer de l’autonomie sur nos besoins et désirs et réfléchir aux conséquences de la consommation. Nous devons privilégier des sources non matérialistes de satisfaction et de sens et adapter nos possessions en conséquence.
  14. Des biens relationnels : moins de biens plus de liens (moins de trucs, plus de relations). Nous devons consommer avec et non contre les autres. La consommation doit cibler les finalités (sentiments, amitié, amour, etc.) et pas les moyens (produits).
  15. Joie de vivre : si je ne peux pas danser, je ne veux pas faire partie de l’économie. La vraie richesse c’est de vivre. L’organisation économique doit être un moyen de garantir la joie de vivre dans une abondance de nature et de culture.

La matrice d’alternatives concrètes et de propositions qui s’inscrivent dans le cadre de la Décroissance ou émergent de ses réseaux converge sans ambiguïté vers une “sortie du capitalisme” : revenu maximum acceptable, dotation inconditionnelle d’autonomie, gratuités, réduction significative du temps de travail, développement des structures coopératives, autogestion, monnaies locales complémentaires, relocalisation et circuits courts, développement des communs, expérimentations de banques de temps et de systèmes d’échange locaux, démocratie directe et encadrement démocratique des activités économique, etc., autant d’éléments dont l’articulation déboucherait sur quelque chose de radicalement différent du capitalisme.

Mais la Décroissance ne saurait se résumer à une “sortie du capitalisme” – expression vague s’il en est. La gestion bureaucratique des moyens de production en URSS était tout aussi productiviste que la version capitaliste-libérale occidentale, et les désastres écologiques et sociaux pas moins dramatiques. La Décroissance vise non seulement une sortie du capitalisme mais aussi de l’extractivisme, du productivisme et du consumérisme, du néolibéralisme, du développementisme, de l’utilitarisme, etc. Elle repose sur une multitude de courants et de critiques préexistantes – la critique Marxiste est un élément parmi d’autres -, dont elle propose une articulation systémique et cohérente originale.

Timothée Parrique imagine l’utopie Degrowthopia :
« Degrowthopia est une société où l’économie and sa façon de penser ne sont plus au centre de tout. L’exploitation, des humains et de la planète, a cessé.
L’extraction de matière et d’énergie est limitée à un niveau maximum auquel tout le monde peut prospérer sans menacer la santé des écosystèmes.
La production vise à satisfaire les besoins et est auto-organisée en petits cercles d’artisans et coopératives utilisant des outils conviviaux et préférant la qualité à la quantité.
Le montant raisonnable d’énergie (renouvelable) pour subvenir aux besoins d’une vie simple est fourni par des coopératives décentralisées, qui gère l’énergie comme des communs au même titre que les ressources locales et les infrastructures.
La circulation des biens est organisée dans des biorégions auto-suffisantes de tailles différentes et parfois grâce à des monnaies locales.
La plupart du système financier repose sur des coopératives de crédit qui respectent des règles éthiques fortes empêchant l’accumulation de capital.
Les surplus sont « dépensés » dans la nature dans des fêtes publiques grandioses célébrant la solidarité et la joie de vivre.
La vie politique consiste à faire vivre la démocratie directe du village ou du quartier, et la démocratie représentative au niveau biorégional et national.
Chacun.e a un accès gratuit garanti à un niveau suffisant et digne de nourriture, éducation, santé, transport, logement, information, eau et énergie, soit via des services publiques soit par le biais d’une allocation d’autonomie.
Les habitant.e.s ne travaillent pas mais alternent entre des activités choisies payées ou non et pensent moins à leur carrière ou leurs possessions matérielles.
Il.elle.s voyagent plus lentement et moins loin, adoptent des modes de vie frugaux qui impliquent des biens relationnels et des réseaux de dons et care réciproques.
Voilà ce que veut dire la décroissance concrètement. Même si cette description idéaliste de la société semble lointaine aujourd’hui, elle peut être utilisée comme un aimant pour susciter le désir et se rapprocher d’elle. »

3. COMMENT ? La transition vers la décroissance

Concrètement, Timothée Parrique préconise de repenser totalement the key, the clock, and the coin ; la propriété, le travail, et la monnaie ; les trois institutions fondamentales de tout système économique. Dans l’idéal-type capitaliste, elles prennent la forme de la propriété privée, le travail salarié, et la monnaie à usage général. Une transition vers la décroissance changerait profondément chacune de ces institutions.

a. Transformer la propriété

Transformer la propriété implique de redistribuer la richesse qui existe (redistribution des richesses), d’assurer un partage équitable de la richesse qui sera créée à l’avenir (distribution des richesses) et d’empêcher l’appropriation privée des communs environnementaux pour assurer une distribution juste des bénéfices et contraintes (pré-distribution des richesses naturelles).

Sur la propriété, l’objectif est triple :

  1. Redistribution des richesses existantes, déjà accumulées : taxe sur la richesse, salaire maximum, revenu de base
  2. Distribution des richesses créées pendant la production : en finir avec la recherche du profit et démocratiser la gouvernance d’entreprise
  3. Pré-distribution des richesses naturelles : donner des droits constitutionnels aux écosystèmes, prévenir l’appropriation privée de ressources naturelles, et interdire ou limiter les activités polluantes

Voyons-les dans le détail :

1. Redistribution des richesses existantes, déjà accumulées

La redistribution des richesses est associée à 4 objectifs :

  • Réduire les disparités de revenu
  • Réduire les disparités de richesse
  • Partager les objets
  • Assurer la fourniture universelle pour que chacun.e puisse satisfaire leur besoins fondamentaux

Pour atteindre ces objectifs, il suggère 3 instruments de politique :

  • Un impôt progressif sur le revenu avec un seuil à 100% au-dessus de 90 000 € par an
  • Un impôt progressif sur la richesse avec un seuil à 100% au-dessus de 2 millions d’€ par an
  • Une allocation universelle d’autonomie entre 500 € et 1 000 € par mois donnée dans un mélange de monnaie nationale, monnaie alternative et accès gratuit à des biens, services et équipements

2. Distribution des richesses créées pendant la production

La distribution des richesses est associée à 3 objectifs :

  • Déprioriser la poursuite des profits (entreprises sociales et/ou à mission)
  • Démocratiser la propriété et la gouvernance des entreprises (plutôt que systématiquement détenues par des investisseurs externes)
  • S’assurer que les acteurs économiques restent petits en termes de pouvoir, de taille et d’échelle (modèle des SCIC par exemple), y compris par intervention de l’Etat pour casser des groupes trop larges

Pour atteindre ces objectifs, il suggère :

  • D’augmenter la taxe sur les profits et accorder des réductions fiscales aux entreprises sociales
  • Être intransigeant sur les marchés publics
  • De redistribuer la propriété des entreprises à travers un schéma de nationalisation et socialisation

3. Pré-distribution des richesses naturelles

La prédistribution des richesses naturelles consiste en 2 objectifs :

  • Limiter l’extraction de ressources vierges
  • Limiter l’excrétion (déchets non recyclables et non assimilables)

Pour limiter l’extraction de ressources, il préconise d’inscrire d’inscrire les droits de la nature dans la loi et interdire l’appropriation privée des ressources environnementales.

Pour limiter l’excrétion, l’instrument principal qu’il recommande est un schéma de quota d’émissions

  • Dont le quota baisserait au fur et à mesure
  • Accordé en tant qu’allocation universelle à tous les habitants et mis aux enchères pour les utilisateurs d’énergie institutionnels dans des enchères aux prix contrôlés
  • Echangeable par des individus sur un marché secondaire à prix contrôlé

b. Transformer le travail

La transformation du travail a aussi trois aspects :

  1. Moins travailler pour réduire le chômage, les pressions environnementales, libérer du temps libre, améliorer la santé et le bien-être
  2. Mieux travailler. Nous devons nous assurer que le travail participe au bien commun, que les tâches ingrates soient équitablement réparties, que le travail ne dégrade jamais la dignité des travailleurs, qu’il soit rémunéré de façon juste, et qu’il soit démocratiquement organisé.
  3. Changer notre vision du travail. Ce troisième aspect est le plus important : parce que certaines activités humaines sont créatrices de valeur même si cette valeur n’est pas monétaire, le travail ne devrait pas être défini seulement par le salaire. Évaluons l’utilité du travail de manière concrète en termes de satisfaction des besoins.

Dans le détail :


1. Moins travailler


Pour les décroissants, la création d’emplois locaux pour la transition énergétique et écologique et dans l’Économie Sociale et Solidaire est certes une alternative prometteuse, comme l’a bien démontré le projet Zéros Chômeurs de Longue Durée. Mais on ne saurait résoudre la question du chômage durablement à l’échelle de l’économie sans partage et réduction du temps de travail, laquelle permettra de libérer du temps pour des activités autonomes et pour la vie démocratique.

La réduction du temps de travail doit permettre de :

  • Réduire le temps passé en emploi rémunéré par deux
  • Options possibles : chômer les vendredis, introduire la semaine de 6 heures, une sieste et des pauses quotidiennes, des jours fériés nationaux et régionaux
  • Décider collectivement de la réduction et ses modalités
  • Avoir des limites supérieures définies par des lois obligatoires et laisser la liberté aux travailleurs de choisir quelles heures doivent être réduites
  • Être financée par une baisse des salaires uniquement pour les travailleurs les mieux payés, des contributions des entreprises et une réallocation des dépenses de l’Etat en matière d’emploi.

2. Mieux travailler


Le Covid a mis en évidence à quel point le bien-être, l’utilité et le sens d’une profession se mesurent mal en euros. “Ce qui compte ne se compte pas”. Pensons par exemple aux enseignantes, infirmiers et aides-soignantes du public, paysans, pour n’en citer que quelques-uns : des métiers faiblement rémunérés – donc faiblement évalués dans le PIB – mais néanmoins essentiels. Redessinons donc la production et réévaluons nos activités en fonction des besoins exprimés par les communautés.

Fournir un travail digne est associé à 5 objectifs :

  • Un travail utile socialement et écologiquement soutenable
  • Une distribution équitable des tâches que personne ne veut faire
  • Santé, sécurité et dignité
  • Un salaire juste et une sécurité de l’emploi
  • Autonomie pour les travailleurs au travail et en dehors

Pour remplir ces objectifs, Timothée Parrique liste 4 instruments à mobiliser :

  • Mettre en place l’autogestion au travail (décision démocratique des finalités, méthodes et organisation de la production)
  • Organiser la rotation des tâches indésirables
  • Rémunérer le travail sur la base du temps et de l’effort
  • Réduire la division du travail et s’assurer que chaque emploi comprend une diversité de tâches

3. Changer notre vision du travail

Le post-travail est associé à 5 objectifs :

  • S’affranchir de la notion d’éthique de travail (considérer que travailler est une obligation morale et ne pas le faire une faute)
  • Du travail concret, pas dicté par le besoin d’argent mais la réponse à des besoins humains fondamentaux
  • Avoir une conception qualitative du temps (ralentir, apprécier, ne pas « gagner » du temps)
  • Le droit à la paresse
  • Une non-spécialisation

Pour atteindre ces objectifs, il propose une garantie d’emplois qui soit :

  • Ouverte à toutes celles et ceux capables et ayant envie de travailler
  • Uniquement d’emplois dignes
  • Payés à un salaire décent (au moins le salaire minimum)
  • À une durée moyenne de travail inférieure à celle du secteur privé
  • Gérée localement et démocratiquement
  • Financée par une réallocation des dépenses de l’Etat et des taxes

c. Transformer la monnaie

Sur la monnaie :
Les dangers de l’infrastructure monétaire et financière actuelle sont bien connus : création monétaire pro-cyclique , inflation du prix des actifs, appropriation privée de la création et du contrôle de la monnaie par le secteur bancaire, phénomène de dette qui oblige à chercher toujours plus de croissance et être compétitif sur les marchés (en concurrence avec les autres pays et acteurs économiques), concentration des richesses, instabilité financière, obsession des retours sur investissement à court-terme au détriment du long-terme.

Ces dangers proviennent de 3 caractéristiques du fonctionnement actuel de la monnaie : (1) il y a une monnaie qui sert à tous types de besoins, (2) elle est créée sous forme de dette (prêts, etc.) par des banques commerciales qui détiennent le monopole de la création monétaire, et (3) la monnaie circule sans régulation dans un environnement financier organisé pour obtenir des gains monétaires.

Pour y remédier, Timothée Parrique propose un triple objectif :

  1. Nous ne pouvons pas avoir une économie plurale et diversifiée avec une seule monnaie. Pour construire une Économie Sociale et Solidaire résiliente, nous avons besoin de sortir de l’hégémonie monétaire actuelle pour voir fleurir un écosystème de monnaies alternatives.
  2. Nous ne pouvons pas faire confiance aux banques commerciales pour gérer un service public primordial : le crédit. Le crédit est une institution politique qui devrait s’organiser autour de la satisfaction des besoins et non pas la recherche des profits.
  3. La taille et la vitesse des marchés financiers devraient être proportionnelles à celles de l’économie réelle (elle-même proportionnelle à son environnement biophysique). Ce n’est pas le cas aujourd’hui – il faut donc décomplexifier, ralentir et rétrécir le monde de la finance pour qu’une fois la production relocalisée, la consommation essentialisée, la monnaie démocratisée, et les inégalités réduites, ils reprennent la petite place qu’ils méritent, en tant que mécanisme d’assurance contre les risques.

Dans le détail :

1. Faire fleurir un écosystème de monnaies alternatives

Les monnaies alternatives sont associées à 4 objectifs :

  • Souveraineté sur la valeur
  • Consommation responsable
  • (Re)localisation
  • Démonétisation

Une stratégie de diversité monétaire implique donc de :

  • Généraliser l’usage de systems d’échange local (SEL), de banques du temps (j’achète et je paye en temps passé à faire quelque chose) et de monnaies locales convertibles
  • Être soutenu par des autorités publiques locales (acceptation des taxes et impôts, et paiements publics)
  • Être soutenu par des entreprises qui acceptent d’être payées et de payer les salaires dans cette monnaie
  • Être soutenu nationalement par la réglementation et des avantages fiscaux

2. Retrouver la souveraineté de la monnaie

La souveraineté de la monnaie implique 3 objectifs :

  • Sortir de l’impératif de croissance monétaire résultant de la mécanique de la dette
  • Assurer un accès égal à la monnaie en tant que bien public
  • Financer des investissements de manière sélective sur la base de critères démocratiques

Pour atteindre ces objectifs, il propose une réforme de souveraineté monétaire avec laquelle :

  • Les banques commerciales perdent leur pouvoir de créer de la monnaie
  • L’offre de monnaie est fixée par la banque centrale qui la dispense aux autorités locales via un réseau de banques locales

3. Décomplexifier, ralentir et rétrécir le monde de la finance
Ralentir la finance vise 2 objectifs :

  • Réduire l’importance des sphères financières en interdisant les produits dangereux, en démantelant les grandes banques et en régulant les transactions
  • S’assurer que l’ensemble de la finance est éthique, c’est-à-dire mise au service de missions écologiques et sociales

Pour atteindre ces objectifs, il suggère la mise en œuvre d’une taxe sur toutes les transactions financières à des taux variables et une notation des produits financiers par des agences publiques, démocratiques et transparentes.

4. Conclusion

« La décroissance est un mouvement florissant et une idée qui bouge. Sa force, c’est qu’elle rassemble un écosystème d’idées, par exemple la philosophie Amérindienne du buen vivir, l’Économie du Bien Commun, l’éco-socialisme, les commons, l’économie perma-circulaire, l’Économie Sociale et Solidaire, l’économie stationnaire, le mouvement des Villes en Transition, et bien d’autres. Le but n’est pas de choisir un concept pour les gouverner tous mais plutôt de rassembler une large palette de couleurs qui nous permette de peindre de nombreux futurs désirables. », Timothée Parrique

« Le choix est plus que jamais entre ce vieux monde et la décroissance. Le premier qui se recroqueville sur lui-même, tente désespérément de sauver ce qui est déjà mort comme le montre les exemples tragiques, aussi bien pour ses employés que la société, d’Air France ou d’Airbus. Le second ouvre vers l’espoir d’une société émancipée culturellement et économiquement de la Croissance. La décroissance propose de nouvelles voies vers de nouveaux modèles de société basées sur d’autres valeurs comme la relocalisation ouverte, la convivialité, les communs, la dotation inconditionnelle d’autonomie couplée à un revenu maximum acceptable.
On a essayé de nous imposer un clivage factice entre libéraux et anti-libéraux, entre patriotes et mondialistes, entre progressistes et conservateurs. Pourtant, le vrai clivage qui fait sens est celui entre « décroissance choisie » et « récession subie », entre une pseudo-écologie qui s’arrange avec la réalité, et un projet radical, ambitieux mais cohérent. Pour nous, afin de faire vivre la démocratie, l’enjeu n’est pas tant d’avoir raison que d’arriver à imposer les bonnes questions. Espérons que l’hystérie ambiante face au « spectre » de la décroissance constitue une opportunité pour se les poser enfin, afin d’inventer et de co-construire de nouveaux mondes soutenables et souhaitables.
Tout d’abord, recentrer l’économie sur la satisfaction des besoins et la qualité de vie. Ce n’est, en effet, pas un sacrifice, mais une “grande substitution”, celle de la qualité à la quantité ; “moins de biens, plus de liens”, telle est la devise de ce que les Québécois appellent la “simplicité volontaire” : un mode de vie consistant à réduire sa consommation matérielle en vue de mener une vie davantage centrée sur l’essentiel. L’affluence matérielle du mode de vie capitaliste ne sera en effet plus possible. La question « des renoncements matériels rationnellement consentis, et de leur ampleur » doit être posée et discutée démocratiquement. « Le pari de la Décroissance est de substituer le pouvoir de vivre au pouvoir d’achat : de permettre un accroissement du bien-être non pas en dépit, mais bien grâce à une autolimitation collective et démocratiquement consentie des consommations matérielles ». Appelons cela comme on veut : “l’abondance frugale,” la “sobriété heureuse,” le “buen vivir,” ou bien le “minimalisme.” L’important est de recentrer l’organisation économique sur l’essentiel, en suivant une logique d’autonomie, de suffisance, et de sollicitude.
A la fin du XIXème, une vision matérialiste du socialisme l’a emporté sur une vision plus utopique, émancipatrice. Le gendre de Karl Marx, Paul Lafargue, écrivait “Le droit à la paresse” alors que se constituaient des revendications pour les droits des travailleurs. La Décroissance, s’inscrit dans cette lignée dans laquelle nous retrouvons l’anarchisme, mais aussi des auteurs comme Cornelius Castoriadis et son projet de démocratie radicale et d’autonomie, Ivan Illich et ses outils conviviaux, Marylin Waring et sa critique de la patriarchie par les indicateurs, Murray Bookchin et son municipalisme libertaire, Jacques Ellul et son analyse du phénomène technicien, l’éco-féminisme de Françoise d’Eaubonne, l’écosocialisme d’André Gorz, et bien d’autres encore. La sortie du capitalisme ne peut faire l’économie d’une critique radicale du travaillisme, du productivisme, de l’utilitarisme, mais aussi de l’extractivisme et du techno-scientisme. Ce chantier des idées que propose la Décroissance n’est jamais terminé ; il est évidemment participatif : toutes les bonnes volontés y sont conviées. », Vincent Liegey, Christophe Ondet, Thomas Avenel, Stéphane Madelaine, membres du collectif Un Projet de Décroissance

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