Summa divisio : les personnes et les choses

Quelques réflexions sur ce que notre droit implique dans notre rapport au vivant

Le droit est une discipline consistant à systématiser les rapports sociaux. C’est à dire qu’il qualifie juridiquement des faits se déroulant dans la vie de tous les jours pour les faire entrer dans un ordonnancement juridique préétabli. Cette fonction de « qualification juridique » permet de réduire la part d’arbitraire et d’imprévu. A chaque situation, le droit est censé proposer un attirail juridique permettant de définir une position à adopter et des règles encadrantes. Pour se positionner sur chaque situation avec le plus de justesse possible, il est prévu que les textes de lois, directives et décrets tracent les grandes directions. Le juge, pour sa part, doit se faire la bouche de la loi, appliquant au cas par cas les textes.

Tel un réseau d’immenses ramifications, le droit est constitué de grands principes directeurs qui se diversifient et se spécialisent ensuite à mesure qu’il se complexifie pour accompagner une société en complexification constante elle même. Les grandes catégories juridiques issues des principes directeurs du droit sont appelées les summa divisio. Il est important de comprendre que ces summa divisio nervurent l’ensemble du système juridique qui s’appuie sur elles. Elles sont les premières branches de l’arbre, ses principes matriciels.

Le droit privé, c’est-à-dire la branche du droit qui concerne les relations entre les particuliers, est structuré autour d’une distinction fondamentale héritée du droit romain, qui oppose les personnes et les choses. Il ne s’agit pas ici de faire un exposé juridique détaillé mais de livrer quelques réflexions sur le sujet. Dans les faits, cette distinction se trouve légèrement tempérée par quelques objets juridiques intermédiaires que le droit a du mal à classifier dans une ou l’autre de ces catégories. C’est le cas pour les embryons, ou les animaux considérés comme des choses dotées de sensibilités.

Il est cependant essentiel de noter l’importance symbolique de cette division car elle a une incidence très marquée sur notre rapport au vivant dans notre culture occidentale.

Une mise à distance du vivant non humain

Les réflexions environnementales invitent fondamentalement à se réinterroger sur notre connexion aux autres, à la « nature », à nous même. Plutôt que de créer des distinctions et des divisions, ces approches rassemblent. Dans les faits, ces réflexions nous invitent à réfléchir sur des expressions aussi variées que les principes de toile de la vie, ou d’antispécisme.

Or, aujourd’hui, en continuant à diviser entre les « personnes » et les « choses », le droit structure une division au sein du vivant entre le vivant humain et le vivant non humain. Cette summa divisio ordonnance donc l’ensemble d’un système juridique qui a pour conséquences de créer de la distanciation entre les réseaux du vivant plutôt que de les rassembler.

Implicitement, cela crée une hiérarchisation entre ces catégories juridiques. Le droit français ayant un idéal humaniste, celui-ci considère que la vie humaine est prioritaire sur le sort des choses. Cela invite d’ailleurs à se questionner sur la notion même d’humanisme soutenue par notre droit. Comment concilier les intérêts de l’humanité, de l’espèce humaine et de son environnement pour qu’ils vivent en harmonie ? Comme éviter les déviances où des vies humaines pourraient être déconsidérées au regard de la protection de la mère nature si nous venions à déhiérarchiser nos rapports avec celle-ci ? Faut-il continuer à défendre un idéal « humaniste » ? Faut il donner une personnalité juridique pleine et entière aux êtres vivants non humains, à la « nature » ? En Inde et en Nouvelle Zélande, des fleuves sont reconnus comme des êtres vivants dotés d’une personnalité juridique par exemple.

Une catégorisation juridique aux implications d'ordre civilisationnel

Il s’agit de bien comprendre que cette summa divisio a des implications majeures, tant d’un point de vue juridique, symbolique que philosophique, qui nous interrogent sur les valeurs de notre civilisation occidentale. 

Juridiquement, comme nous venons de le voir, cette distinction juridique est une des plus importante du droit privé. Se trouvant à la base de celui-ci, cela signifie que l’ensemble des autres principes juridiques s’appuient dessus ou en sont inspirés. Si on souhaitait transformer ou dépasser cette catégorisation, cela serait d’une immense importance pour l’ensemble du système juridique. C’est comme si dans une maison de plusieurs étages, nous commencions à démanteler la charpente qui maintient l’équilibre du tout. Cela ne serait pas sans incidence sur l’équilibre général de la structure. Structurellement, notre droit positif (soit le droit en application à l’heure actuelle), aurait sans doute une difficulté à s’adapter à un changement de perspective sur la reconnexion aux réseaux du vivant, tant ses matrices ne s’y prêtent pas.

Symboliquement cette summa divisio est aussi très importante car elle provient du droit romain. Elle compte donc presque 2000 ans et a traversé les siècles et les régimes pour être encore centrale de nos jours. Elle occupe donc une place importante dans notre philosophie politique. Elle est le symbole d’une histoire, un fil rouge qui nervure notre identité européenne et occidentale. C’est un ensemble de règles, de croyances, de coutumes, d’inventions, de conventions sociales établies depuis presque deux millénaires qui sont plus ou moins inspirés de cette vision des choses. Sa place culturelle est donc très forte dans notre inconscient collectif. collectif. Revenir dessus n’est pas une mince affaire.

Philosophiquement, il faut comprendre que cette summa divisio est la traduction juridique d’une vision du monde issue des valeurs occidentales. On ramène souvent à Descartes la pensée dite « cartésienne » qui ne verrait la nature que comme une ressource à exploiter. Pourtant, dès les romains donc, les prémices d’une telle pensée existaient. Ceux-ci s’appuyaient à l’époque sur des valeurs morales préexistantes sur lesquelles fonder, justifier, légitimer leur ordonnancement juridique. Factuellement, c’est sur les valeurs de la religion impériale qu’ils se sont appuyés, soit sur un certain nombre de valeurs chrétiennes. Il ne s’agira pas de rentrer ici dans le débat sur l’opportunité de l’Empire romain a avoir adopté la chrétienté comme religion d’Etat pour renforcer la légitimité de ses règles après avoir persécuté cette religion dans un premier temps. Il ne s’agit pas non plus d’entrer ici dans une discussion qui pourrait porter à polémique sur les valeurs de la foi chrétienne. Il ne s’agit ici que de poser des questions. La division juridique que nous étudions qui sépare les choses des personnes n’est-elle pas inspirée elle même de la Genèse où Dieu inventa la Terre et la nature pour la mettre à disposition des hommes qui n’apparurent que le 7ème jour ?

En creusant, on réalise qu’en débutant une réflexion sur nos difficultés à nous reconnecter au vivant, on finit par se retrouver à remettre en perspective 2000 ans d’histoire, et interroger certaines valeurs cardinales de la civilisation occidentale et de la religion européenne dominante. 

Avons nous les ressorts au sein de notre corpus civilisationnel pour assurer une transition dans notre rapport au vivant ou faut il aller chercher des sources d’inspirations dans d’autres civilisations ? L’ampleur de ce qu’implique ces questions donne le vertige.

Envie de rajouter quelque chose ?

Tu penses à une notion
qui n'est pas présente ici ?

2 réflexions au sujet de “Summa divisio : les personnes et les choses”

  1. Un berger en initiation qui voulait en savoir beaucoup plus de la quête de savoir qu’il avait soumis à l’arbre territoire de deux grands savants génies planté derrière sa maison

    Répondre
    • Ce n’est pas un commentaire mais un grain de récit qui voudrait s’épanouir dans l’espace de l’arbre des imaginaires

      Répondre

Laisser un commentaire